Le décès d'Eugène Turpin


Eugène Turpin décède, dans le Val d'Oise, le 24 janvier 1927, à Pontoise dans son pavillon situé au n° 74, à l'âge de 79 ans. Il existe deux photos de sa dépouille sur son lit mortuaire.


Sa tombe est visible au cimetière de Pontoise. Un quai de la ville de Pontoise porte son nom, ainsi qu'une rue de Colombes. Avant d'habiter Pontoise, Eugène Turpin avait demeuré au 14 rue Hoche à Colombes, et son laboratoire se trouvait au n° 18 rue Menelotte, dans un des bâtiments de la parfumerie Guerlain.

Il décède d'un problème pulmonaire et on peut se poser la question d'une relation avec les substances chimiques qu'il a utilisé toute sa vie. Il est évident quand on regarde l'installation de son laboratoire à Colombes qu'il ne prenait aucune précaution concernant l'émanation des gaz et le contact avec des produits toxiques. Néanmoins mourir presque octagénaire correspond à un bel âge pour l'époque.




A signaler qu'un article, reproduit ci-dessous, qui est paru le mardi 31 janvier 1927 dans le journal " l'Impartial " évoque une hémorragie cérébrale comme cause du décès. Dans ce même article il est indiqué comme lieu de naissance Rosendaël dans le Nord de la France et non Paris.




L’impartial - Mardi 31 janvier 1927

L'inventeur de la mélinite vient de mourir d’une hémorragie cérébrale, à l'âge de 79 ans, dans sa petite maison de Pontoise. Turpin ! ce nom évoque bien des souvenirs. Nulle existence ne fut plus agitée et plus paradoxale que la sienne. Turpin est né à Rosendaël (Nord), en 1848, de parents très modestes. Son père était cordonnier. Eugène vint de bonne heure à Paris. Il était intelligent, curieux, cherchant à se rendre compte de tout, à tout approfondir. Il travailla d'abord dans la fabrication des jouets en caoutchouc et sa première épreuve fut d'être poursuivi pour avoir teinté ces jouets d'un coloriage estimé nocif. C'était en 1878. Le jeune ingénieur, comme cela se devait, s'attacha à découvrir des couleurs sans danger. Il envoya alors à l'Académie des Sciences un certain nombre de notes au sujet de ses recherches. En 1877, il obtint même le prix Monthyon. L'année suivante, cependant, les brevets qu'il comptait prendre pour protéger ses premières découvertes, lui furent ravis par un concurrent sans scrupules et le jeune homme en éprouva une vive amertume, un profond découragement. Mais il était digne et ferme. Il se remit au travail et dirigea cette fois ses recherches sur les explosifs. Il atteignit rapidement des résultats utiles. Citons ici M. Paul Roche qui a retracé dans le « Gaulois » l'existence de cet homme à la fois célèbre et inconnu.

« On employait alors les hydrocarbures dits de la série grasse. Quels dangers ne présentait pas leur instabilité ! Sur ces entrefaites, le « gars du Nord », devenu un savant de Paris, mettait au point une série de « Panclastites » et s'en faisait décerner le brevet avec plus de garanties que pour son invention des matières colorantes, 1882 – 1885 -1890. La « série » précise ses qualités, il ne cesse d'en surveiller la valeur et voici les noms de ses enfants scientifiques : xyléno, toluène, phénols, benzol, enfin les fameuses mélinites. Au reste, dès 1886, le gouvernement de Freycinet l'avait, en récompense de ses services, fait chevalier de la Légion d'honneur... Récompense qui côtoyait l'avènement de malheurs nombreux. »

C'est en 1887 que Turpin découvrit la mélinite, composée exclusivement d'acide picrique fondu. A partir de ce moment, il ne cessa plus de se battre contre les envieux et les ravisseurs. L'Etat avait acheté 250,000 francs le procédé à Turpin de la fusion de l'acide picrique. Les conditions du marché lui parurent inacceptables. Ayant pris un brevet anglais pour son procédé, il entreprit de le vendre à l'Angleterre et il entra en pourparlers à cet effet avec la Société Armstrong. Mais cette attitude, parfaitement légitime puisqu'il n'avait aucun engagement par ailleurs fut jugée sévèrement par une partie de la presse française, qui lui reprocha de manquer de patriotisme. En même temps, éclatait l'affaire Turpin-Triponé. Triponé, son associé, était un capitaine d'artillerie territoriale. On lui reprocha d'avoir dérobé à l'arsenal de Puteaux le modèle du détonateur alors en usage dans notre armée. Turpin et Triponé furent poursuivis et tous deux furent condamnés. Mais Turpin n'en fut pas moins déclaré sauf de cette inculpation ; s'il se vit infliger cinq ans de prison et dix ans d'interdiction de séjour, c'est en raison du livre qu'il avait publié peu de temps auparavant et dont le succès avait été considérable : « Comment on a vendu la mélinite » et les juges trouvèrent que ce livre divulguait des documents intéressants la défense nationale.

Turpin fut gracié en 1893 après avoir subi à Etampes 23 mois de sa peine. Du reste, au cours de sa détention, il avait poursuivi ses études et imaginé un matériel de guerre particulier, composé de projectiles autopropulseurs, doués d'un mouvement de rotation
qui assurait la justesse de leur tir. Cette découverte fit grande impression, mais le Comité des Inventions ne l'accueillit pas favorablement, de telle sorte que le matériel Turpin ne fut pas expérimenté.

En 1901, grâce au mouvement d'opinion qui s'était formé en sa faveur et à la campagne menée notamment par Edouard Drumont dans la « Libre Parole », Eugène Turpin fut réhabilité et pour bien montrer qu'il ne subsistait rien de toutes les suspicions dont on l'avait accablé, on l'attacha durant six mois à la section technique de l'artillerie au ministère de la Guerre.

N'eut-il inventé que la mélinite, Eugène Turpin méritait déjà de voir son nom passer à la postérité. Il laisse le souvenir d'un travailleur doué d'une rare intelligence, d'un esprit créateur toujours en éveil ; ses malheurs immérités l'ont rendu sympathique à tout le monde. On regrettera seulement le passage de sa vie où, trouvant insuffisantes les offres de la France, il a été porter son invention aux Anglais. Il est des questions, en effet, d'une si haute gravité qui mettent en cause l'intérêt national et le patriotisme le plus élémentaire exige qu'on sacrifie, ce jour-là, quelques intérêts particuliers, si légitimes soient-ils, à cet intérêt national. L'erreur de Turpin est de l'avoir compris trop tard pour n'avoir pas eu à en subir personnellement les conséquences ; son mérite est de l'avoir cependant compris assez tôt encore pour que son pays n'en souffrît point.

Maurice Duval